QUE RESTE T-IL DU PATRIMOINE INDUSTRIEL DE PARIS ?

S’ils revenaient chez eux, les Durst-Wild n’en croiraient pas leurs yeux. A la fin du XIXe siècle, ces deux frères avaient fait construire en plein cœur de Paris – rue du Caire (2e arrondissement) – une fabrique de feutres et de chapeaux de paille. A l’époque, le quartier était l’un des principaux centres de production français pour ce type d’articles.

L’immeuble est toujours là, avec ses grosses poutres de renfort qui supportaient les machines. Mais les créateurs de start-up qui s’affairent depuis quelques semaines dans les six étages tout juste repeints n’ont rien à voir avec les ouvrières d’antan.

« Coworking » en sous-sol, « espace de disruption » en haut, WiFi à tous les étages ! Bienvenue dans le nouveau siège de Silicon Sentier, « le grand lieu de l’innovation et du numérique » que son président, Adrien Schmidt, est fier d’avoir installé dans une ancienne usine. Une révolution industrielle chasse l’autre…

Une reconversion qui symbolise le nouveau regard porté sur l’industrie à Paris. A partir des années 1950, des centaines d’usines ont été rasées pour faire place à des immeubles, à des tours comme celles du front de Seine, à des jardins publics. A présent, plus question de rayer de la carte ce type de sites sans autre forme de procès. Après en avoir eu honte, la ville redécouvre son patrimoine industriel. Et commence lentement à le valoriser.

Auvent_facade_nord_copyright_Paris_historique.jpg

Témoins, ces usines reconverties en lofts, en cafés, en musées, en ateliers d’artistes, en incubateurs pour jeunes sociétés, en universités comme aux Grands Moulins de Paris (13e), ou en boutiques ultrachics. Témoin aussi, l’ensemble de manifestations sur « les Paris de l’industrie » organisé fin 2013 par la Mairie de Paris, avec, notamment, une exposition au Réfectoire des cordeliers (6e).

On pouvait notamment y admirer la maquette d’époque d’une « chambre de plomb », ce procédé utilisé par le comte d’Artois – frère de Louis XVI et futur Charles X (1757-1836) – dans sa manufacture construite à Javel en 1779 pour fabriquer de l’acide sulfurique et du chlore, la fameuse eau de Javel. Ou encore le curieux masque en fer que portait Lavoisier (1743-1794), l’homme qui modernisa la production de salpêtre, lors de ses expériences à l’Arsenal.

LA DÉSINDUSTRIALISATION DE LA FRANCE COMMENÇA À PARIS

« L’industrie parisienne a longtemps été vue de façon assez négative, analyse Thomas Le Roux, l’historien de 41 ans à l’origine de cette exposition. Pour les élites politiques, Paris devait briller, attirer les touristes, et non pas donner l’image d’une ville sale, polluante. Les prix du foncier ont aussi poussé à détruire les usines. »

C’est à Paris que la désindustrialisation de la France a débuté. Les usines ont d’abord quitté le centre, puis les quartiers périphériques. Ce mouvement silencieux est à peu près achevé. Le nombre de sites encore en activité intra-muros se compte sur les doigts d’une main.

Le plus important, le plus secret aussi, est celui du fabricant d’agendas et de cahiers Exacompta-Clairefontaine. Quai de Jemmapes (10e), il est en partie installé dans une ancienne centrale électrique construite à partir de 1895 par l’architecte Paul Friesé (1851-1917). Sa façade, plaquée sur une structure métallique, se distingue par un rez-de-chaussée à refends soutenant des étages de briques bicolores entrecoupés de hautes fenêtres métalliques tout en verticalité. Ce bâtiment offre un bel exemple de l’architecture industrielle de la fin du XIXe siècle.

clairefontaine_exacompta.png

Les usines étant désormais fermées, abandonnées, détruites ou transformées, l’heure semble venue d’entamer un effort de mémoire, comme l’ont fait Londres ou Le Creusot (Saône-et-Loire), il y a des années déjà. L’heure de réaliser un fait presque inimaginable aujourd’hui : Paris a été une capitale industrielle.

La ville des plaisirs et des fêtes a compté des milliers d’usines. « Elle a même été l’un des berceaux de la révolution industrielle », assure Jean-François Belhoste (Ecole pratique des hautes études), qui cite la filature de coton installée dès 1801 par les industriels Richard (1765-1839) et Lenoir (1768-1806) dans un ancien couvent qui existe toujours rue de Charonne (11e).

« Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les édiles parisiens souhaitaient plutôt rejeter l’industrie hors les murs », dit M. Le Roux. Il s’agissait d’« éloigner du milieu des villes les professions qui peuvent infecter l’air », comme l’écrivait Nicolas Delamare dans son Traité de la police en 1713.

UNE RUCHE D’UN DEMI-MILLION D’OUVRIERS

Mais à partir de 1870, les industriels exercent une forte pression pour s’implanter dans Paris, et se rapprocher à la fois de leurs clients, de leurs fournisseurs et de leur main-d’œuvre. Le mouvement engagé par les chimistes, Lavoisier en tête. Ceux-ci finissent par obtenir gain de cause, malgré l’opposition fréquente des riverains.

« Au tournant de 1800, et en l’espace d’à peine deux générations, Paris devient une grande ville industrielle alors qu’elle était surtout connue jusqu’alors pour son artisanat », résume M. Le Roux. C’est ainsi que surgit l’usine chimique de Javel, suivie par des centaines d’autres.

Cette vitalité n’est pas vraiment remise en question par les grands travaux du baron Haussmann. « Contrairement à une idée reçue, de nombreuses activités industrielles se sont fort bien insérées dans cette nouvelle ville, relate M. Le Roux. Dans les étages d’“immeubles industriels”, dans les cours d’anciens hôtels particuliers, au coeur d’îlots anciens, le Paris d’avant 1860 continue d’accueillir un artisanat et une industrie vivace et flexible. » Sous le Second Empire, cette ruche réunit près d’un demi-million d’ouvriers !

Après 1860 et l’annexion de plusieurs communes environnantes, Paris s’impose comme une capitale industrielle. Les usines, grandes et petites, y poussent comme des champignons. Manufactures de tabac. Fabriques de chaussures. Imprimeries des grands journaux. Usines métallurgiques, comme celles de Cavé au faubourg Saint-Denis ou Cail à Grenelle.

C’est aussi à cette époque qu’« en 1891 naquit l’industrie automobile », rappelle fièrement une plaque apposée sur le long bâtiment en brique rouge de Panhard et Levassor, avenue d’Ivry (13e). Occupé par la SNCF, il vient d’être réhabilité et vendu pour 165 millions d’euros.

VESTIGES ASSEZ ABONDANTS

De tout cela, que reste-il ?
Enormément de bâtiments ont été détruits, à l’image de ceux de Citroën à Javel. « Ceux qui ont été sauvés l’ont souvent dû à leurs qualités architecturales, comme les usines électriques de Paul Friesé, la Société urbaine d’air comprimé (Sudac, 13e) ou les Grands Moulins de Paris », note Paul Smith, du ministère de la culture.

D’autres, telle la manufacture d’instruments de musique Gautrot-Couesnon, à Belleville (11e), ont survécu grâce à une action militante – en l’occurrence, la mobilisation tenait surtout au fait que le lieu avait ensuite accueilli la Maison des métallos CGT.

« En réalité, les vestiges sont assez abondants, notamment dans l’est de Paris, nuance M. Belhoste. Le tout est de savoir les regarder, les décrypter. » Les traces se limitent parfois à peu de choses. Un nom de voie : la rue des Forges (2e). Les contours d’un pâté de maisons, comme, aux Batignolles, ceux restés fidèles à l’implantation de l’usine de locomotives Goüin, ancêtre du groupe Spie-Batignolles.

Ou encore, rue de Bagnolet (20e), un porche surmonté d’une inscription en lettres rouges : « Maison fondée en 1871. Pellissier, Jonas & Rivet Inc. Paris-New York. » C’est tout ce qui subsiste d’une fabrique de feutre à partir de poils de lapin qui connut son heure de gloire dans les années 1900, installa une filiale aux Etats-Unis, et fonctionna jusque dans les années 1950.

Aucun inventaire complet des anciennes usines de Paris n’ayant été effectué, « il faut parfois jouer les détectives », conseille M. Belhoste.

Source : Le Monde.fr

Share This Post